Le dominicain blanc

                                                            par Gérard Heym

La lecture des romans ésotériques de Meyrink appelle quelques commentaires sur la personnalité et sur la vie de l'auteur.

Meyrink fut certainement le médium littéraire le plus remarquable de toute la littérature européenne. Il s'intéressait passionnément aux phénomènes occultes, et toute sa vie fut une longue quête dans le domaine de la connaissance ésotérique. Il compte parmi les très rares Européens qui soient parvenus à assimiler au moins une branche de la technique du yoga, et il utilisa cette possibilité de développer la sensibilité de son corps physique pour perfectionner ses facultés de clairvoyance et de médiumnité. Des témoins dignes de foi ont raconté par exemple qu'il lui est arrivé à plusieurs reprises de communiquer par télépathie avec des amis lointains, et même d'être averti quand des amis se trouvaient en danger ; souvent il arrivait à voir très nettement l'endroit où se trouvait le danger.

Mais il utilisa ses facultés de médiumnité dans sa quête de la sagesse, et aussi pour s'intégrer au courant de telle ou telle tradition secrète, s'initiant ainsi « comme dans un miroir », par « réflexion » pour ainsi dire. Aussi certains membres d'un ou deux groupes très fermés l'admirent-ils comme « frère » sans initiation préalable par les voies ordinaires ; qu'il pût ou non prétendre à juste titre être un initié au « second plan » ainsi qu'il l'avait dit à quelques-uns de nos amis, — là n'est pas la question. Meyrink possédait en fait un vaste fond de connaissances. Un destin tragique, et le déséquilibre affectif résultant d'une haine excessive à l'égard de sa mère l'empêchèrent d'atteindre à la réalisation suprême.

La technique de Meyrink dans ses romans consistait invariablement à trouver tout d'abord une base historique à son récit. Dans le cas actuel, l'histoire du Dominicain blanc est construite autour d'articles publiés par un sinologue autrichien aujourd'hui oublié, le professeur Pfitzmaier, savant érudit et très versé dans l'étude du Tao. Il peut n'être pas sans intérêt de mentionner en passant que le bon professeur, — à ce qui nous a été dit personnellement, fut délicatement prié de choisir désormais d'autres sujets ; ce qui explique que les articles écrits ultérieurement par Pfitzmaier traitent de questions toutes différentes. Son époque et son milieu n'étaient pas mûrs pour les enseignements du Tao ; et on jugeait ses articles par trop fantastiques. Quoi qu'il en soit, Meyrink eut l'occasion de lire quelques-uns des articles de Pfitzmaier[1] et y vit tout de suite la possibilité d'en tirer un roman. Des amis de Meyrink m'ont dit à quel point il avait été enthousiasmé à la lecture de ces articles, si bien qu'il se mit immédiatement en devoir de chercher à entrer en contact par clairvoyance avec l'antique tradition du Tao. Il fit plus encore : il réussit à s'y identifier au point d'être capable de pénétrer les secrets de cette tradition et d'être intégré à son courant. Le Dominicain blanc est le plus profond des romans de Meyrink, et aussi le plus « authentique ».

Il existe plusieurs ouvrages sur le Taoïsme en diverses langues européennes [2]. Il a été également établi par des documents qu'on a découverts[3] qu'il y a eu à Sienne une colonie chinoise, ou tout au moins des négociants chinois avant Marco Polo. Il est bien connu que les maîtres chinois du Tao, dans les derniers temps de l'empire Sung, aux approches de l'invasion mon­gole, quittèrent la Chine et émigrèrent dans d'autres pays afin de préserver leur tradition dans des conditions plus favorables. C'est là un fait qu'il importe de ne pas oublier, car c'est une erreur de croire, comme on le fait en Occident, que le Tao soit limité uniquement à la Chine. Etant donné que la tradition taoïste englobe ce que nous autres Occidentaux nous appelons la tradition alchimique qui en est partie intégrante, il n'est pas sans intérêt de noter qu'à l'époque de la dynastie des T'ang où le brutal rigorisme du confucianisme refoula plus ou moins le Tao des mœurs chinoises, certains maîtres du Tao émigrèrent dans d'autres pays, notamment dans les pays de l'Islam, où, à ce qu'il semble en l'état actuel de nos connaissances, ils fondèrent ou incitèrent à fonder la grande tradition alchimique des Musulmans[4].

La voie du Tao, comme l'alchimie, est une voie de délivrance ; elle comporte un aspect exotérique et un aspect ésotérique. Dans le Tao, cependant, l'ingrédient purement alchimique, « alchimique » au sens que nous donnons à ce mot en Occident, n'est presque jamais le but principal de la Voie. Le Taoïsme a des racines très anciennes ; l'érudition moderne tend à reconnaître maintenant une source plus ancienne que la Chine antique, peut-être une civilisation disparue et dont les savants modernes commencent seulement a soupçonner l'existence. Quoi qu'il en soit, depuis ses débuts jusqu'à la période des Trois Royaumes (220-280), le taoïsme ne cessa de croître et de prospérer, prenant une importance de plus en plus grande, en ce sens que sa propagande commença d'influer sur l'ordre social ; au point que, lors de la Révolte des Turbans jaunes (184), qui constituaient le parti politique taoïste, les rebelles furent victorieux et le gouvernement renversé. Nous avons là le spectacle unique d'une tradition ésotérique régnant sur un vaste empire pendant une durée de temps appréciable. On ne saurait guère lui comparer que la dynastie des Caliphes fatimides, dans laquelle, pour s'élever dans la hiérarchie ésotérique dont les Fatimides étaient les représentants terrestres, il était indispensable de franchir les différents stades de la connaissance ésotérique.

Il en était de même dans la hiérarchie taoïste ; car le taoïsme à son apogée était véritablement une hiérarchie pour l'élite et, pour les autres, une voie de délivrance, mettant la connaissance à la portée de quiconque était capable de comprendre.

Le sommet de la pyramide ésotérique taoïste était constitué par le groupe d'adeptes ou d'initiés appelés les « Immortels » ; ils étaient sept, huit, onze, — leur nombre n'était jamais exactement limité, et leurs rangs s'enrichissaient constamment de nouveaux « Immortels ». L'« Immortalité », qu'il ne faut pas entendre au sens où l'entend le christianisme, est le but de la voie taoïste. Immortalité du corps ici-bas par la création du « corps subtil », corps physique, mais extrêmement purifié, qui est immortel. Alors l'esprit, sans perte de conscience aucune, est également immortel.

Il existait plusieurs méthodes permettant de réaliser cette immortalité : l'une, très proche de la fabrication de l'« élixir de longue vie » pratiquée en Occident et dans les pays musulmans, était basée sur la mise en œuvre d'une substance mystérieuse que nos traducteurs appellent « cinabre », substance douée, dirait notre terminologie moderne, d'une « radioactivité » extrême­ment intense ; les textes chinois en décrivent les propriétés, et la nature en est établie sans doute possible.

Une autre méthode, la plus courante, reposait sur une technique très compliquée d'exercices respiratoires et de méditation visuelle sur certains centres fonctionnels du corps. Il était si difficile déjà d'arriver à la fin du premier stade sur la voie de l'immortalité que bien rares ont été, dans toute l'histoire de la Chine, ceux qui ont pu atteindre le but final. Le Dominicain blanc est basé sur cette seconde méthode ; ce qui est tout naturel, du fait que Meyrink était de lui-même très avancé dans la pratique du yoga.

L'aspect du Tao que Meyrink tente de décrire dans son roman est celui de la « voie du Shi-Kiai ». Le premier de ces termes signifiant : la « disso­lution du corps », le second : la « dissolution de l'épée ». Il faut dire ici que ces conceptions de la science ésotérique sont totalement étrangères aux chercheurs occidentaux ; il est remarquable que Meyrink ait pu, grâce à ses facultés de « contact » et de clairvoyance pénétrer et, dans une certaine mesure, révéler cette tradition mystique très secrète. Nous essaierons en premier lieu d'expliquer ce qu'on entend par la « dissolution du corps ». En fait, cette notion n'est pas tellement étrangère à nombre d'Occidentaux qui se sont engagés dans la voie de l'alchimie : la tradition occidentale rapporte et certains textes mentionnent la dissolution du corps humain par voie alchimique, et la reconstitution ou, si l'on veut, résurrection de ce même corps sous une forme extrêmement épurée. Or, par la voie du « Shi-Kiai », ce corps de résurrection peut être visible ou invisible selon le cas. Nous avons en Europe le cas du grand adepte allemand, le conseiller  Schmidt,  au XVIIe siècle, qui  tenta l'expérience, paraît-il, avec succès. Schmidt utilisa un élixir qui fut déposé dans son cercueil ; le corps physique était mort, mais le corps subtil et l'esprit s'en étaient dégagés ; le corps fut dissous par l'élixir, après quoi eut lieu l'acte de palingénésie par une méthode alchimique utilisant les forces cosmiques de la création dirigées par la volonté de l'alchimiste qui, bien que n'étant plus « sur terre », pouvait néanmoins exercer sa volonté du fait qu'il avait atteint à un état de conscience qui était déjà celui d'un immortel[5]. Il lui était possible de créer, autour de l'« enveloppe » abandonnée par son corps physique, un  corps extrêmement sensible ayant exactement la même forme et les mêmes fonctions que son corps humain normal. « Tenter de réaliser une mort alchimique et une résurrection alchimique », avait-il coutume de dire, « c'est le summum de la réalisation alchimique ».

Les taoïstes chinois cependant, dans la tradition dont nous parlons ici, n'utilisaient pas un élixir pour la dissolution du corps ; ils réalisaient celle-ci au moyen de leur technique respiratoire compliquée et extrêmement difficile. Les différents stades en sont décrits de manière très claire, pour ceux qui sont capables de comprendre, dans les ouvrages taoïstes. La dissolution du corps s'effectue progressivement pour atteindre finalement à l'état de « néant » — qui correspond à peu près au « chaos » de nos alchimistes — ; alors commence le processus de la recréation par le moyen de la volonté et d'une technique spéciale décrite par les taoïstes ; ce qui est, d'une certaine manière, à peu près la technique utilisée par Schmidt, et ne peut être compris par nous qu'en fonction de forces parapsychologiques et de télépathie portées à un degré inconnu en Europe jusqu'à présent. Mais la transformation progressive du corps vivant en corps d'immortalité peut être également réalisée au moyen d'un procédé tantrique extrêmement subtil, — procédé basé sur une union spéciale des principes masculin et féminin et qui est décrit dans nombre des textes tantriques les plus importants ; ce procédé tantrique, conjugué avec la technique respiratoire taoïste, fut très en vogue à la grande époque du taoïsme ; il est regrettable que les savants modernes d'Occident ne soulignent pas suffisamment ce fait dans leurs ouvrages, par ailleurs excellents, sur ce sujet.

Il semble que cette dernière méthode soit celle que Meyrink décrit dans son roman ; la lente transformation du corps humain en corps immortel, la relation qui existe entre Colombier, le principal personnage du roman, et Ophélie qui demeure étroitement unie à lui-même après sa mort parce qu'elle était, comme lui, prédestinée des sa naissance à l'état d'initié. Meyrink effleure à peine la technique employée par Colombier pour réaliser l'immortalité. Dire, comme il l'aurait dit, paraît-il, que les secrets ne sont pas faits pour être révélés, n'est pas une explication ; il est probable qu'il ignorait les différents stades de la voie qui conduit à l'immortalité ; sa clairvoyance extraordinaire lui a permis de voir le processus final, mais pas les stades intermédiaires. Le « Kieu-Kiai », la « dissolution de l'épée » est une notion plus difficile à comprendre. Meyrink traduit les termes « Shi-Kiai » et « Kieu-Kiai » par : dissolution du corps et de l'épée, ou dissolution avec le corps et avec l'épée. Ceci n'est pas tout à fait exact, autant qu'on puisse comprendre le terme « Shi-Kiai » ; mais c'est plus clair quand il s'agit de l'épée. On lit dans les ouvrages taoïstes que très souvent, après la dissolution du corps, du cadavre, on trouve à sa place dans le cercueil une épée, ou quelquefois un grand couteau. L'épée comme emblème et symbole de l'initiation est trop bien connue pour que nous en parlions ici ; dans le dernier chapitre du roman, Meyrink décrit de manière véritablement magistrale la signification de l'épée. Soit dit en passant, c'est l'un des plus beaux chapitres que Meyrink ait écrits ; il révèle sa profonde connaissance d'un enseignement ésotérique très poussé, en même temps que sa haute capacité à l'assimiler ; mais un destin malheureux le fit naître dans des conditions ridiculement défavorables. La matérialisation de l'épée le cercueil signifie, d'après l'enseignement taoïste, que celui dont le corps a été dissous est véritablement devenu un Immortel, ainsi qu'il est décrit dans le chapitre en question du roman de Meyrink. Que Meyrink ait connu la chose par le moyen de ses facultés médiumniques, ou qu'il l'ait lue dans un texte chinois, — le fait est que l'explication de « l'épée » donnée dans quelques textes taoïstes concorde avec celle qu'en donne Meyrink. dans

L'épée est également le symbole de la transformation du corps en corps subtil en tant qu'instrument d'un grand pouvoir psychique et magique ; l'épée est le symbole du « rayon lumineux qui peut désintégrer toutes choses ». Nous n'avons aucun moyen de décrire le processus de matérialisation de l'épée ; mais on peut néanmoins admettre comme vrai que l'épée se présentait véritablement sous sa forme matérielle dans le cercueil ; les témoins du fait dans l'histoire de la Chine de la plus haute antiquité sont trop nombreux pour qu'on puisse en douter. Le mot « épée » figure dans le titre de plusieurs ouvrages taoïstes ; dans certains il est question de couper la tête du cadavre avec une épée afin de l'« utiliser » pour former le corps de résurrection — pratique magique fort ancienne —, et accélérer le processus par lequel on devient un Immortel.

Le titre du roman est le Dominicain blanc. De nombreuses biographies des grands maîtres du Bouddhisme mahayaniste, ainsi que l'histoire de nombreux monastères du Tibet mentionnent les « Moines blancs ». Ces moines — car c'étaient effectivement des moines —, appartenaient à un ordre dont l'origine est mal connue, mais pourrait se situer en Perse ou dans le nord de l'Inde, et ils exercèrent une influence profonde dans tous les pays où était pratiqué le Bouddhisme mahayaniste. Ils vivaient toujours dans l'enceinte du monastère bouddhiste, mais à part des autres moines, généralement dans un angle du vaste groupe de bâtiments. Ils n'étaient jamais très nombreux. Mais ils possédaient la connaissance. Ils transformèrent la forme première du bouddhisme en ce que nous appelons aujourd'hui le bouddhisme mahayaniste. C'étaient les plus grands maîtres en connaissance ésotérique qu'ait jamais connus l'histoire de l'humanité. C'étaient les Grands Instructeurs, dont on ne parlait qu'avec la plus grande vénération ; il est possible que Meyrink ait songé à ces moines quand il conçut le personnage ou le portrait psychique du Dominicain « blanc » : un moine qui aurait atteint le plus haut degré de l'initiation, l'un des « Moines blancs » ayant quitté la terre mais ayant un corps psychique immortel. Ce Dominicain blanc est, en un sens, à la base de toute l'histoire dans le roman ; c'est lui qui écrit dans le Livre de Vie le nom de l'enfant — Christophe Colombier — qui est destiné à devenir un initié, ce qui est indispensable pour quiconque doit s'engager dans la voie du Tao. D'après la légende chinoise, il se trouve toujours au début de la vie du candidat quelqu'un qui l'informe de sa future destinée, même s'il est trop jeune pour le comprendre.

Le sous-titre est : « Extraits du Journal d'un Invisible. » Comme nous l'avons dit plus haut, un Immortel peut vivre dans son corps de résurrection psychique comme être humain parmi les autres, ou bien devenir invisible aux hommes tout en « vivant » parmi eux. Nous pouvons supposer que Christophe Colombier, après son initiation, qui fait l'objet du dernier chapitre, est devenu un de ces Immortels qui choisissent d'œuvrer de manière invisible ; et il est très probable que Meyrink est entré en « contact » avec lui ainsi qu'il le dit, ce dont nous n'avons aucune raison de douter. Christophe Colombier est un orphelin ; il n'avait ni père ni mère au sens « immédiat » — et il en est ainsi de tout initié —, mais il découvre par la suite que l'homme qui l'a adopté est son véritable père. Il est ainsi revenu dans la chaîne des naissances corporelles de sa famille, dans laquelle l'adeptat dans l'ordre taoïste est héréditaire, — hérédité à défaut de laquelle Christophe Colombier n'aurait pu être initié. Son père est un homme atteint d'une difformité, un initié de second ordre, d'une profonde sagesse mais présentant des lacunes que trahit cette difformité de son corps physique.Il importe de souligner cette conception du caractère héréditaire de l'adeptat : le fondateur d'une lignée étant un adepte du grade le plus élevé, lequel ne se retrouvera que dans le dernier de la lignée, tous les membres intermédiaires n'étant que des initiés de second ordre. L'initiation finale du dernier membre de la lignée confère également la plus haute initiation aux membres intermédiaires de la famille entre le fondateur et le dernier mem­bre, — dans le cas actuel Christophe Colombier. C'est là une conception extrême-orientale très importante ; même à un degré inférieur, comme par exemple dans le Rêve du Pavillon rouge, le héros, Pao Yu, dit : « Si je me fais moine, sept générations de mes ancêtres iront au paradis. »[6]

Mais dans le cas de Christophe Colombier, l'accent est mis sur le sang des lignées qui sont des lignées d'initiés par droit de naissance. Cette concep­tion, qui suppose que certaines lignées ont de naissance le droit d'accéder à la plus haute initiation — cette même initiation qui peut naturellement être atteinte aussi par des personnes n'appartenant pas à ces familles, mais prédestinées néanmoins à être choisies —, cette conception est très ancienne, et est à la base de la prêtrise héréditaire dans l'ancienne Egypte et dans les pays de la vallée de l'Euphrate. D'après les informations que nous possédons actuellement, il semble que ces familles soient arrivées en Chine à une époque très reculée et y aient fondé la civilisation chinoise. Ce sont ces familles qui ont été appelées « les descendants des dieux », et qui restent complètement en dehors du « Kor-wa », ainsi que les Tibétains appellent la « roue des existences ».

La description de la maison qu'habite Christophe Colombier avec son père est intéressante : c'est un mandala de la famille de Christophe Colombier vers l'initiation finale telle qu'elle est réalisée par Christophe Colombier lui-même. Le somnambulisme de Christophe Colombier indique que le corps psychique est déjà très détaché de son enveloppe physique ; sans ce phénomène il ne serait pas possible d'atteindre à une très haute initiation dans cette vie.

Le personnage d'Ophélie doit être interprété comme l'instrument néces­saire à l'initiation de Christophe Colombier. Son nom implique un suicide des la jeunesse, suicide qui dans le cas actuel est un sacrifice dont le sens profond, ainsi que Meyrink semble vouloir le suggérer, est de contribuer à la délivrance de Christophe Colombier. Celui-ci, après la mort d'Ophélie, « absorbe » ou « ré-absorbe » la jeune fille, le principe féminin, mentionné dans de nombreux textes tantriques et taoïstes. L'absorption de l'essence féminine est un thème favori des romans de Meyrink ; c'est la conception alchimique de la fondation de l' « androgyne spirituel », représenté dans de nombreuses gravures allégoriques qui illustrent nos livres d'alchimie en Europe, notamment le Pandore de Reusner[7].  Cette absorption conduit logiquement à un « état inférieur de perfection », que Meyrink appelle « froid », dans lequel la personne est déjà détachée du cours normal de la vie et arrive peu a peu à « vivre » selon une échelle des valeurs qui diffère de la nôtre : instincts, passions, considérations sociales, sont à tel point sublimés qu'ils n'existent pour ainsi dire plus. La chair est à tel point transformée que le corps s'éloigne obligatoirement de la femme ; c'est un état qui était bien connu, comme M. Evola le souligne à juste raison, des « Fedeli d'Amore », des grands alchimistes, et de toutes les traditions secrètes.

Il y a lieu de mentionner cependant que cette vie particulière décrite ici par Meyrink, bien que connue et pratiquée par certains adeptes taoïstes, est peut-être interprétée différemment dans un grand nombre des textes chinois. Ces derniers mettent l'accent sur le parallélisme des voies de l'homme et de la femme : ils atteignent à l'immortalité ensemble, pour ainsi dire au même niveau dans le temps ; ils peuvent œuvrer séparément pendant toute la durée de l'éternité, mais il subsiste toujours entre eux un lien indissoluble. C'est en cela que le système d'initiation taoïste a un niveau très élevé : l'égalité absolue des chances pour l'homme et pour la femme, et la possibilité d'atteindre un même état de perfection. Ceci est naturellement sous-entendu dans le roman de Meyrink ; pourtant l'image d'Ophélie s'efface à l'arrière-plan, et elle est absente lors de l'initiation finale de Christophe Colombier ; cepen­dant tout permet de croire, et en fait nous savons qu'après avoir atteint l'immortalité Christophe doit retrouver Ophélie, ne serait-ce que pour la récompenser de son sacrifice. Du fait de sa prédestination, et aussi grâce à son sacrifice, Ophélie a atteint elle aussi a l'immortalité ; mais pour elle le stade supérieur et final ne peut être atteint qu'après la dernière initiation de Christophe qui, du fait de son immortalité et de son amour pour elle, lui fera prendre place a ses côtés sur le trône.

L'« absorption » d'Ophélie est magnifiquement décrite dans le chapitre IX : « Solitude ». Le choc que lui cause cette mort détache encore un peu plus Christophe Colombier de la vie quotidienne de ce monde. Sa mémoire ancestrale s'éveille ; il aperçoit dans une vision très nette le pays d'où était venu le fondateur de sa lignée : le haut plateau du Tibet, le « Toit du monde », les prêtres en robe jaune avec les moulins à prières ; il entend la voix de son lointain ancêtre, le fondateur de la lignée, parler au dedans de lui. Le temps commence à perdre pour lui son déroulement chronologique. Son père et lui vivent une existence hors du temps. Christophe Colombier est en plein dans la voie de l'initiation. C'est alors qu'il rencontre le Principe du mal, que doivent rencontrer tous ceux qui sont dans la Voie. Au cours d'une séance spirite, il voit Ophélie se dresser devant lui ; mais ce n'est qu'une image du mal, et il entend au dedans de lui l'avertissement donné par les voix du lointain ancêtre et d'Ophélie ; le fait d'avoir fait parler ces deux voix en même temps est une preuve de plus de la profonde connaissance de l'auteur, car il fallait ces deux voix pour sauver Christophe, une seule n'y aurait pas suffi. L'attaque d'Ophélie par la même incarnation du mal est bien décrite — elle indique une certain parallélisme des voix de Christophe et d'Ophélie — et nous y retrouvons l'obsession de Meyrink au sujet du principe du mal qu'il appelle, dans ce roman, la tête de Méduse. Le mal chez Meyrink nous fait penser à la « contre- initiation » de Guénon ; le mal peut imiter n'importe quel phénomène et tout aussi bien son contraire ; c'est le piège mortel dans lequel peut tomber et être détruit l'esprit le plus noble. Dans son remarquable conte : Meister Leonhard, il fait de sa mère une projection de ce principe du mal, trahissant par là à quel point la déception causée par l'indifférence maternelle avait rejailli sur toute sa vie ; et il faut peut-être voir là, d'ailleurs, l'obstacle à la réalisation finale.

Meyrink fait cette observation intéressante que si les gens voient chez une personne la « tête de Méduse » ils s'enfuient terrifiés ; c'est là un état bien connu des adeptes qui, lorsqu'ils ont rencontré la Méduse et l'ont finalement vaincue, se retirent toujours dans la solitude, sachant très bien que les tentacules du mal émanant de la Méduse les menacent toujours.

Christophe Colombier et son père ont vécu de longues années ensemble ; une vie où rien, extérieurement, n'arrivait jamais. Ils lisaient un livre, et leurs pensées devenaient de plus en plus identiques. Christophe décrit le regard de son père : « ... parfois son regard s'attardait longuement sur moi, avec l'expression d'un contentement qui ne laissait rien a désirer. » C'était une période de contentement parfait ; les deux hommes en étaient arrivés à échanger constamment leurs pensées par télépathie ; on trouvera des remarques extrêmement intéressantes sur la réincarnation et les moyens de l'éviter (p. 61 et suiv., 141) ; sur l'importance du rôle de Christophe dans le plan de salut de son père (p. 69, 189) ; sur l'identification de Christophe avec le sang de ses ancêtres (p. 96 et suiv., 126, 129, 188, 211); des pages qu'on dirait arrachées a l'un des livres de la sagesse d'Extrême-Orient.Une observation intéressante : seul celui que la Méduse hait de toutes ses forces peut atteindre le but final ; et c'est là un trait de plus montrant que l'auteur était un maître en pratique ésotérique : avoir fait de la Méduse un agent — tout à fait au sens alchimique — qui contribue a réduire à son état originel l'essence de l'initié afin que celui-ci puisse naître à nouveau. Il est intéressant de remarquer ici que Meyrink juge les deux aspects : destructif et constructif du Yin indispensables à la transformation nécessaire pour atteindre à l'immortalité.

Dans la scène décrivant la mort du père (p. 191), lorsque celui-ci montre a Christophe la poignée de main rituelle — cérémonie authentique appelée « entrée dans la chaîne » dans les textes taoïstes — nous retrouvons le même avertissement : le représentant du Mal peut imiter aussi la poignée de main rituelle. Christophe examine l'épée que son père lui a léguée : la poignée est constituée par une tête rappelant le visage du lointain ancêtre ; l'épée elle-même est d'un métal assez rare, un oxyde de fer rouge, appelé pour cette raison « hématie ».

Christophe passe minutieusement en revue tous les étages de la vieille maison de son père. C'est un merveilleux musée du passé. Le mandala de la vie de ses ancêtres. Christophe récapitule l'histoire familiale de sa lignée ; ce que doit faire tout initié. Mais il constate que, plus il remonte dans la vie de ses ancêtres, plus le passe pèse lourdement sur lui, jusqu'au moment où il arriva à la cave où se trouvent les objets ayant appartenu au fondateur de la famille ; mais là il ne peut entrer : la lourde porte est fermée à clé. Il y a là des passages d'une remarquable sagesse, nous montrant comment le passé, si merveilleux et si séduisant pût-il être, risque de nous étouffer si nous nous y identifions. Mais, sur la Voie, on est obligé de traverser le passé pour remonter à l'origine des temps ; c'est là une loi qui ne peut être éludée.

Le roman se termine sur la visite du lointain ancêtre. Mais auparavant se présente la « fausse image », inspirée par les forces du mal. Christophe Colombier réussit à chasser la vision. Alors il voit dans la pièce l'ancêtre lui-même, qui lui parle. C'est là la description d'un mystère qui ne se produit que dans les très vieilles familles : la visite du fondateur de la famille aux descendants en de très rares occasions ; mais quand la famille est, pour utiliser une expression taoïste, de « sang spécial », cette visite a toujours pour but de mettre le descendant à l'épreuve, pour voir s'il désire ou non suivre la tradition ésotérique de sa famille. Le lointain ancêtre explique à Christophe à quel point il importe de pouvoir distinguer la « fausse image » de la vraie ; de comprendre que c'est seulement le « travail sur soi-même qui compte ».

Cette visite fait naître chez Christophe un état de « chaos » ; c'est le dernier « chaos » dangereux avant la réintégration du corps immortel. C'est l'état que Meyrink appelle fort proprement la « tunique de Nessus », et dans lequel Christophe s'affronte aux terribles forces du Mal ; — ce qui fait encore partie de son initiation, et que Meyrink décrit remarquablement. Cet épisode rappelle les épreuves du néophyte dans le Livre des Morts.

À la fin de son dernier combat avec le principe du Mal, on voit Christophe Colombier debout dans une tunique de feu, l'épée au côté. Un passage merveilleux ; nous avons ici une idée de l'unité de toutes les voies ésotériques, car cette vision pourrait aussi bien s'appliquer au chevalier du Saint-Graal, ou à un initié des tantras, qu'à n'importe quel autre personnage saint ayant réalisé la consommation finale. Le corps physique n'est plus ; ce n'est plus qu'un cadavre, réduit à l'état de « chaos » ; le corps nouveau est né, en tunique de feu, tandis que l'épée d'hématie est toute rutilante du sang des ancêtres qui sont tous maintenant au ciel de l'immortalité, transportés en gloire au Ciel des Immortels parce que le dernier de leurs descendants leur est resté fidèle jusqu'au bout.

Ce roman de Meyrink ne doit pas être pour nous seulement une « belle histoire », mais un maillon dans la chaîne de la connaissance. L'antique science ésotérique est plus que jamais nécessaire, tout au moins a l'élite ; et le Dominicain blanc, en dépit de ses imperfections, a beaucoup à nous apprendre ; soyons-en reconnaissant à son auteur, qui commence enfin à être apprécié à sa juste valeur en France comme à l'étranger.

 

 

Gérard Heym[8]

 


 

[1] Die Taolehre von den Wahren Menschen und den Unsterblìchen (Les Hommes réels et les Immortels dans le Taoïsme), Dr A. Pfitzmaier, Vienne, 1870. — Die Lösung der Leichname und Schwerter, ein Beitrag zur Kenntnis des Taoglaubens (La dissolution du cadavre et de l'épée, contribution à l'étude du Taoïsme), Dr A. Pfitzmaier, Vienne, 1870. —Ueber einige Gegenstände des Taoglaubens (De quelques points du Taoïsme), Dr A. Pfitzmaier, Vienne, 1875.

 

[2] Le Lie-Sien-Tchouan, Max Kaltenmark, Pékin, 1952. — Le Taoïsme, Henri Maspéro, Paris, 1950. — Mémoires historiques de Sseu-ma Ts'ien, Ed. Chavannes, Paris 1895-1905. — Le Taoïsme, L. Wieger, 1911-1913. — Le Yoga, Mircea Éliade (Payot). — Yiking (Le Livre des Mutations), traduction en anglais de J. Legge. — Sacred Book of the East (Les Livres Sacrés de l'Orient), tome XVI. — Ms Pelliot 2860, Bibliothèque Nationale (important catalogue d'ouvrages en langue chinoise, en particulier d'ouvrages traitant du Taoïsme). — Das Geheimnis der Goldenen Biute (Le Secret de la Fleur d'or), commentaire par Jung (plusieurs réimpressions).

 

[3] Information communiquée à l'auteur par le grand archéologue professeur Albert Griinwedel, qui découvrit à la        Bibliothèque du Vatican des manuscrits en faisant foi.

 

[4] Ambix, articles de : professeur Dubs (vol. IX, n° 1), professeur Stapleton (vol. V, nos 1 et 2).

 

[5] De Transmutatione aquae in terram Commentatio, Kratzenstaein, Acta Lit. Univ : Hafniensis, 1776.

 

[6] The Dream of the Red  Chamber (Le Rêve de la  Chambre  Rouge).  Traduction  de Chi-chen Wang. Préface de Arthur  Waley,  Londres, v.  1929

 

[7] Pandora, 2e édition, 2 volumes, Reusner, Francfort et Leipzig, 1706.

 

[8] Le Dominicain blanc, Paris, La Colombe, 1963.