GERARD HEYM (Londres) :

 

APERÇUS SUR

LES SOCIÉTÉS SECRÈTES

DANS L’ALLEMAGNE

DU XVIIe SIÈCLE

 Les sociétés secrètes de l'Allemagne peuvent être classées en trois catégories. La première comprend celles qui poursuivaient des buts exclusivement politiques, comme les Illuminés de Bavière ; la seconde catégorie embrasse les nombreux ordres maçonniques et les sociétés apparentées, ancêtres de la Franc-maçonnerie actuelle, et la troisième catégorie est celle des sociétés qui s'occupaient exclusivement d'études ésotériques avec, pour but, l'initiation proprement dite. Ce sont ces dernières sociétés qui nous intéressent ici. Nous allons essayer d'établir quelles étaient les connaissances détenues par elles à cette époque et jusqu'à quel point l'on s'était avancé dans la voie qui mène à la Sagesse.

Disons tout de suite que l'on s'était véritablement avancé fort loin dans cette voie quand elle fut barrée par la Révolution française et les guerres napoléoniennes, qui interrompirent la transmission de l'initiation traditionnelle. Ce n'est pas sans raison qu'à cette époque Eckhartshausen écrivit qu'une nuée cachait le sanctuaire. Depuis lors, l'Europe a pris le chemin de la décadence. L'initiation maçonnique, bien que rattachée à l'antique tradition, est actuellement incomplète, ayant dû s'adapter aux circonstances de l'époque moderne. Quant au courant spirituel de la tradition de l'Eglise Romaine, il apparaît fortement amoindri, et les cent cinquante dernières années ont vu bien peu de saints sortir de son giron. Du point de yue ésotérique, la Révolution a été le fossoyeur de l'Europe, car on ne saurait admettre que la science moderne puisse être considérée comme un produit de substitution équivalant aux connaissances et aux réalisations de l'antique Sapience.

Le siècle le plus fécond de l'histoire européenne a été le XVIIe. La possibilité était alors offerte, à toute individualité douée, d'absorber la lumière vitale, selon ses capacités propres, et de parvenir de la sorte à l'immortalité au sein d'un corps glorifié. En d'autres termes, il était encore possible de conquérir de haute lutte l'accès à la vie éternelle.

Une bourgeoisie anémiée voit dans le dix-huitième siècle une époque de rationalisme, instauratrice du progrès. Rien n'est plus faux; l'on oublie en effet que la plupart des rationalistes, en France par exemple, étaient exclus de la société, se voyaient fréquemment mettre en prison ou, comme Voltaire, étaient interdits de séjour à Paris. Au dix-huitième siècle, l'Allemagne était morcelée ; depuis la guerre de Trente ans l'on n'était plus gêné par les voisins, ce qui permettait de s'épanouir à l'aise, sans la contrainte d'une autorité centrale, et les sociétés initiatiques ne furent jamais persécutées en ce pays. Certaines mêmes y furent transplantées de Venise, car dans cette cité, les services secrets, au fur et à mesure que la puissance et la renommée de la République diminuaient, devenaient de plus en plus tatillons et tracassiers. Nous reviendrons plus loin sur la question de Venise.

Le Conseiller aulique Rudolf Johann Friedrich Schmidt était un Rose-Croix et sa personne présente un immense intérêt pour nous, car nous sommes exceptionnellement bien informés sur sa biographie. Il mourut en février 1761 à Hambourg. Schmidt était un des derniers adeptes véritables, il pouvait transformer l'eau en une pierre cristalline [1], et réduire à nouveau celle-ci à l'état liquide. Il possédait la poudre de projection et il accomplit de nombreuses transmutations en présence de témoins. Il avait une lampe vitale, brûlant une huile dans la composition de laquelle entrait du sang de sa bien-aimée, ce qui lui permettait de connaître, à distance, l'état de santé de cette dernière. Lorsque celle-ci tomba gravement malade et fut à l'approche de la mort, il accourut de fort loin pour la rejoindre, mais il arriva malheureusement trop tard. — II était l'ami in­time des frères Von der Recke, de qui la sœur, Elisa von der Recke, dernière princesse de Courlande, écrivit un ouvrage contre Cagliostro. Sa fille épousa un neveu de Talleyrand.

Les frères von der Recke, Schmidt, certaines personnalités de Hambourg et de Copenhague dont nous connaissons les noms, étaient tous membres d'une société rosicrucienne. Ils s'intitulaient Rose-Croix, mais nous ne connaissons malheureusement pas le nom particulier de leur groupe. Nous savons par contre, ce qui est très important, que le siège de ce groupe n'était pas situé en Europe, mais à Fez. Chacun de ses membres avait le devoir, selon ses possibilités, de se rendre à Fez afin d'y recevoir les « dernières instructions ». Bien peu eurent l'occasion de se rendre en cette cité, mais cependant on y conserve encore une liste des alchimistes et des Rose-Croix européens qui y sont venus avant la Révolution française. On y relève également le nom d’Eckhartshausen, ce qui semblerait indiquer que cet ésotériste appartenait au groupement en question.

Il y avait en Europe divers centres où l'on pouvait œuvrer en toute quiétude. C'est ainsi que les domaines des frères von der Recke comprenaient un laboratoire secret à l'usage des adhérents des pays nordiques. On s'explique à présent pourquoi, lors de la visite qu'il rendit à la famille von der Recke, Cagliostro fît figure de petit garçon vis-à-vis des Maîtres qu'il trouva en face de lui. On ne se fia pas à ses dires, on ne manifesta aucun intérêt pour ses pouvoirs. Il est possible, bien sûr, que ce visiteur n'ait pas été Cagliostro mais son contre-type, c'est-à-dire Joseph Balsamo, mais ceci est une autre histoire.

Outre leurs connaissances qui souvent devancèrent les réalisations de notre physique moderne, les Rose-Croix s'attachèrent principalement à la poursuite du but véritable et ul­time de l'alchimie et de l'organisation rosicrucienne : l'immortalité individuelle obtenue dès ici-bas. En cela, ils suivaient les antiques traditions, telles qu'elles sont libellées dans les textes égyptiens et dans les livres taoïstes.

Le conseiller Schmidt fit l’expérience, si l'on peut s'exprimer ainsi, de ressurgir après son décès, en un corps clarifié. Après sa « mort », un élixir fut versé dans son cercueil et, dissolvant son cadavre, le réduisit à l'état de mucus ; lorsque l'on ouvrit le cercueil, il n'y restait plus qu'une toute petite masse de mucosité qui disparut sous forme de brouillard. Mais, quelques années après, le Conseiller fut aperçu de nouveau, accomplissant son expérience de congélation d'eau en cristal, pour disparaître ensuite définitivement, sans doute pour des raisons de prudence.

Un autre ordre valable, qui est celui auquel se réfère Sincerus Renatus, était celui des Auri-et Rosicruciens. Nous devons toutefois déclarer que cet ordre, comportant un trop grand nombre de degrés, envahi par une dévotion affadie, alourdi de vaines pompes, était tombé en décadence. Il n'en reste pas moins établi, d'après le petit nombre de pièces le concernant qui sont venues à notre connaissance, que cet ordre était basé sur des fondements ésotériques tout à fait valables.

Au Saint des Saints de l'ordre, était un autel surmonté d'un grand dais de soie verte, orné d'étoiles et de franges dorées, environné de draperies à houppes et à ganses dorées. Il y avait neuf grades.

Aux postulants du premier grade nommés JUNIORES, on expliquait la philosophie rosicrucienne. Ils devaient s'assimiler l'usage d'un alphabet secret et apprendre le sens de divers symboles. Ils recevaient un nom formé d'après un anagramme cabalistique du leur, ainsi que le sceau secret rosicrucien.

La partie théorique des instructions offre de l'intérêt pour nous. À partir d'une certaine époque, elle ne fut malheureusement plus comprise, mais devint prétexte à des discours emphatiques et vides.

Le second grade était celui des THEORETICI. Un tapis orné de symboles alchimiques était déroulé. Il fallait apprendre un nouveau code. On communiquait au candidat les signes des métaux, avec un développement particulier pour celui du mercure.

Le troisième degré était celui des PRACTICI. C'est à ce degré que la première fois, l'œuvre philosophique était exposé d'un point de vue «opératif» et au laboratoire.

Les membres du quatrième degré sont les PHILOSOPHI. Une planche, c'est-à-dire un tableau philosophique symbolique, était exposée et sa signification expliquée aux candidats. Ceux-ci devaient apprendre une nouvelle écriture chiffrée. Ensuite on leur dévoilait un nouveau tableau qui, du point de vue sym­bolique, était beaucoup plus intéressant et constituait un schéma du Grand OEuvre. On se livrait à d'amples développements sur les secrets des nombres, par exemple sur ceux du nombre quarante, qui joue un rôle important dans la pratique alchimique.

 Dans l'un des manuscrits que nous avons eus sous les yeux, à la partie concernant ce grade il y a deux belles planches coloriées, de grandes dimensions, lesquelles montrent l'autel et la réception des candidats à ce quatrième degré. L'essentiel consiste en l'explication d'une planche cabalistique, laquelle n'est pas sans analogies avec celles qui se trouvent dans les Geheime Figuren der Rosenkreuzer. [2] Viennent ensuite des instructions particulières pour le Grand Œuvre, et trois dessins du plus haut intérêt qui suggèrent les phases du travail alchimique. Dans le manuscrit que nous avons consulté figurent également deux dessins alchimiques supplémentaires.

Les    dignitaires    du    cinquième    degré    s'appelaient    les MINORES. On éprouvait a nouveau les candidats à ce grade et on leur faisait prêter un serment solennel.

Les MAJORES correspondent au sixième degré. Un nouveau code chiffré leur était assigné ainsi que des instructions pratiques pour le travail alchimique.

Au septième degré, celui des ADEPTI EXEMPTI, correspondaient encore un autre système d'écriture secrète et des indications concernant le processus alchimique. Aux dignitaires de ce stade étaient exposés des secrets alchimiques qui ne pouvaient être communiqués que par des Adeptes. Nous pensons néanmoins que cette exposition n'était comprise que d'un très petit nombre de postulants.

Le huitième grade est celui des MAGISTRI EXEMPTI, avec, de nouveau, une écriture chiffrée très secrète accompagnée d'instructions détaillées pour son emploi, puis des indications complémentaires pour l'accomplissement de travaux astraux et magiques dont le détail fait malheureusement défaut.

Le neuvième et dernier grade est celui des MAGI. Ses caractéristiques ne figurent pas dans les manuscrits que nous avons utilisés mais nous sommes en mesure de les reconstituer à partir d'autres sources. On y enseignait la magie cabalistique, pour l’emploi de laquelle le candidat devait s'ouvrir à la perception du monde subtil. Par magie cabalistique il faut entendre une manipulation des forces décrites dans le système de la cabale, où les Séphiroths jouent un rôle important. On ensei­gnait également l'art de relier les enseignements de la cabale à ceux de l'alchimie. Mais l'essentiel, en ce grade, était la rencontre avec les supérieurs inconnus. Cette expression a été complètement incomprise de la majorité des occultistes et de ceux qui ont consacré des ouvrages aux sociétés secrètes. Les Supérieurs Inconnus n'étaient ni des Jésuites ni des Maçons écossais voulant rester dans l'anonymat, etc. Il faut entendre par là les véritables êtres supérieurs, les guides immortels, capables cependant de vivre dans un corps matériel, et qui ne se manifestent qu'aux plus hauts dignitaires des authentiques Sociétés Initiatiques.

La très rare gravure sur cuivre ci-jointe est interprétée diversement par les connaisseurs. Les uns disent qu'elle représente la réception du jeune Frédéric le Grand comme Grand Maître de sa Loge, les autres sont d'avis qu'elle dépeint une Loge jacobite, l’an (17)45, époque de la tentative du prétendant Stuart. Quoi qu'il en soit, elle intéressera nos lecteurs du fait du symbolisme secret qu'elle exprime. Par une fente murale dont la forme, qui est celle de l’organe générateur féminin, est une allusion à la renaissance de l'initié, on aperçoit dans un désert une tombe de marabout, et une petite mosquée d'une confrérie musulmane, qui figure la Loge mère. L'on sait que les véritables organisations traditionnelles de l'Europe sont presque toujours reliées à un centre situé en Orient, d'où émanent les connaissances fondamentales, et dont les membres sont constamment en communication télépathique. Le personnage de la gravure est porteur d'une influence spirituelle, comme l'indiquent le rayon lumineux et les mots VIRES et MAPAZ, a considérer ici comme des mantrams sapientiaux. Un grand oiseau laisse tomber dans la main du personnage central un objet cubique qui peut être considéré, dans le symbolisme extrême-oriental, soit comme la pierre, soit comme la figure du dernier degré d'initiation.

 

 

Mais le plus intéressant est l'obélisque. Les signes qui mènent à la lumière sont ce que l'on appelle en anglais des « words of power », mantrams de la mutation et de la transmutation qui mène à l'immortalité. Le mot ORAIM, au sommet de l'obélisque, est un sigle cabalistique dont chacune des lettres est l'initiale d'un autre mot, qu'il faut prononcer d'une certaine façon. Mais que sont ces signes, ces mantrams ? Ils sont tout d'abord en relation avec les douze signes zodiacaux et ne doivent être modulés que dans leur secteur zodiacal. C'est pourquoi ce travail dure douze mois. On ne trouve ces mantrams zodiacaux que dans les manuscrits magiques arabes, ainsi que leur épellation et leur décomposition en consonnes et en voyelles. Au-dessus de l'obélisque flotte le symbole de la lumière divine et, au-dessus encore, dans un petit cercle, sont trois mantrams supplémentaires nécessaires à l'engendrement du corps immortel, du corps clarifié. Ainsi nous retrouvons à nouveau l'exposition symbolique des profondes connaissances ésotériques d'une Loge inconnue. Cette science secrète a presque entièrement disparu, et c'est en vain que l'on se demande pourquoi. Peut être sera-t-elle prochainement réveillée.

Un autre ordre fort intéressant et absolument ignoré est celui des Frères Asiatiques ou Chevaliers et Frères de Saint Jean l'Evangéliste venus d'Asie en Europe. Sans doute fonde vers 1750, il fut réorganisé de 1780 à 1784 par von Eckhoffen. Bientôt après, l'ordre « disparut » complètement. Son origine orientale fut toujours attestée par ses membres et dans ses statuts il est fait mention des « Fondateurs et Mandatés des sept églises inconnues d'Asie » (Apocalypse de Jean, I, 2), ainsi que du « Grand Synedrion », dont le siège serait situé à Thessalonique.

On retrouve, dans certains documents secrets, l'appellation de Thessalonique donnée à Vienne, mais à cette occasion l'on précise également que Vienne n'était pas le véritable centre de l'Ordre. Ce dernier avait pour fin l’enseignement à ses membres des véritables secrets des alchimistes et authentiques Rose-Croix. On n'y prenait pas au sérieux les grades supérieurs de la Franc-Maçonnerie et l'on tenait les sociétés rosicruciennes comme une réunion de petits charlatans. Il y avait cinq échelons : deux probatoires, ceux des chercheurs et des souffrants, et trois étapes supérieures :

a) les chevaliers et frères de saint Jean l'Evangéliste venus d'Asie en Europe,

b)  les  sages maîtres,

c)  les prêtres rois, véritables Rose-Croix unis en Melchisédech.

Le collège supérieur comptait 72 frères en Europe, formant le petit synedrion perpétuel ayant a sa tête un Grand Maître Supérieur. Les dignitaires portaient toujours des noms hébraïques cabalistiques. La chronologie de l'Ordre commençait à sa Rénovation, L’an 40 après Jésus-Christ, par l'office de St Jean l'Evangéliste. Les travaux des membres étaient contrôlés minutieusement par le synedrion.

Ces travaux étaient seulement théoriques au premier échelon mais, dès le second, il était procédé à des manipulations sur un minerai ou un métal désigné par les supérieurs, chaque résultat devant être soumis à un examen sévère et donnant lieu à un compte rendu. Le but de l'ordre était l'investigation de la nature. Au troisième échelon on abordait la pratique de la pierre au rouge ainsi que la confection de médicaments secrets. Cet enseignement était fort caché ; il ne nous en est parvenu que des fragments. Ceux-ci nous permettent cependant de nous rendre compte de l'ampleur de ces connaissances, en partie acquises par la méthode d'expérimentation, c'est-à-dire par manipulations au laboratoire au cours desquelles, dans les hauts grades, il était néces­saire de pouvoir s'ouvrir à la conscience du monde subtil.

En de nombreux points, l'enseignement de l'ordre était analogue à celui de la société du CRÉPUSCULE DORÉ, société qui a été réveillée en Angleterre vers 1880, mais n'en avait pas moins joué un rôle fort important au 17e et au 18e siècle en Allemagne. Il convient de ne pas oublier non plus que cette société a été l'une des plus qualifiées ; elle procurait une véritable initiation, et gardait un contact permanent avec sa Loge mère, située au Proche Orient. Elle joua un grand rôle dans la vie ésotérique de l'Europe.

Dans les années quatre-vingt-dix les membres de la branche anglaise de cette société effectuèrent des recherches en Allemagne et retrouvèrent effectivement quelques vestiges à Ulm : l'ordre existait encore, mais ses membres allemands restaient sur la réserve et ne se fiaient pas aux Anglais. Le rédacteur des présentes lignes a, lui aussi, fait des recherches pendant de longues années, pour tenter de recueillir des renseignements sur la branche allemande de l'ordre de la GOLDEN DAWN. Il reçut une lettre du grand dignitaire allemand lui déclarant que l'ordre existait effectivement encore en Allemagne, mais que l’on ne savait plus rien de l'enseignement primitif, que l'on ne s'y livrait plus qu'à des activités dévotionnelles. L'auteur a été en mesure de s'en assurer par lui-même. Notons en passant que la société d'Aleister Crowley, qui, dit-on, serait la continuatrice de la Golden Dawn, en diffère, en fait, fondamentalement et poursuit des objectifs tout différents. Le véritable ordre du Crépuscule Doré, l'auteur a pu le constater, disparut de la scène au cours du premier quart du 18e siècle. Il semble vraisemblable que l'ordre des Frères Asiatiques, lequel dispensait presque le même enseignement et qui, en outre, entretenait les mêmes relations avec le Proche-Orient, en a été le successeur. Cette hypothèse résoudrait un problème historique, celui de la disparition du premier ordre.

L'enseignement de la Société des Frères Asiatiques était fondé sur la Cabale qui devait être étudiée depuis les tout premiers grades jusqu'aux plus élevés. On s'exerçait ensuite à la vision de la Nature sur des bases strictement alchimiques et de façon expérimentale. Avant d'atteindre les grades supérieurs, il était requis de connaître de façon tout à fait précise le mode de préparation de la pierre philosophale. On enseignait également les données pythagoriciennes sur les nombres et l'emploi des mantrams, dont très peu de sociétés, au XVIIe siècle, connaissaient le maniement et l'usage. Ces mantrams devaient surtout être utilisés dans le monde intermédiaire, ou « plan subtil », et impliquaient donc le dédoublement de l'opérateur durant leur emploi.

Donnons ici un extrait de l'enseignement communiqué aux trois grades supérieurs ; il comprenait :

 

La véritable connaissance de l'infini, de l'homme visible et de l'homme invisible, les propriétés du nombre 4, riche en significations, comme le nombre 56 et son analogue 5856, la connaissance des 7 arbres, des 3430 branches et des 112 racines, le buisson humain, les secrets dans lesquels Tubalcaïn rechercha sa béatitude, connaissances qu'Enoch grava sur deux stèles, par lesquelles Moïse accomplit ses merveilles et qu'enfin le Christ développa avec l'amour et la mansuétude qui le caractérisent, les laissant en dépôt à son disciple bien-aimé Jean.

 

Dans l’un de ces manuscrits on expose l'histoire des secrets maçonniques, depuis leur commencement jusqu'à l'avènement de l'ordre des Frères asiatiques. Jean y est dénommé leur dépositaire et le premier révivificateur. Le système considère quatre créations :

1) La création invisible, Aziluth, qui reste en dehors du temps.

2) La première création visible universelle, nommée Beria.

3) La création des esprits, Zezira.

4) La création des mondes, Asia.

 

L'Ordre, entre autres connaissances, enseignait celle  de la Création visible, ou Livre de la Nature, celle de l'Homme, et la Révélation, telle qu'elle est exposée dans la Bible et dans le Zohar. Il exposait également l'état de l'homme primitif, dans sa perfection première, sa chute par suite du libre cours donné à des penchants inférieurs, et — c'est ici qu'intervient la question de l'immortalité — ce qu'il deviendra après la régénération et la glorification de son corps, consécutivement a sa réunion aux forces vitales les plus pures, qui lui communiqueront un corps de lumière éternel. Tout cela basé sur des fondements alchimiques, cabalistiques et théosophiques.

Nous tenons cet ordre pour l'expression la plus haute des aspirations que l'on trouvait au sein des sociétés secrètes du 18e siècle. Il faut, bien sûr, passer sur le langage ampoulé de l’époque, et ne pas oublier non plus que la tradition chrétienne était interprétée dans un sens extrêmement ample. Il n'en reste pas moins que la totale disparition de ces ordres demeure une énigme. Nous l'avons déjà dit, l'Allemagne était le pays où les ordres initiatiques pouvaient s'épanouir le plus librement. Les contacts avec les maîtres orientaux passaient toujours par Venise, où presque toutes les sociétés secrètes européennes avaient leur « Loge ». Venise joua du reste un rôle capital dans l'histoire de l'ésotérisme. Malgré les interdits gouvernementaux, — en 1486, puis à nouveau en 1488, l'Etat interdit la société Voarchadumia, et ses dernières foudres furent lancées en 1785 contre la Franc-maçonnerie — il se faisait en cette cité un échange d'idées constant avec l'Orient, Byzance, plus tard la Turquie, la Syrie, les Indes et, ce qui est d'un grand intérêt, avec la Chine. Nous reviendrons sur Venise dans un prochain article.

Il ne nous reste plus qu'à imaginer avec nostalgie à ce qu'eût pu devenir l'Europe si les élites, qui, dans l'ensemble, appartenaient aux Sociétés secrètes, avaient saisi les chances qui s'offraient pour elles de développer notre culture en profondeur, et de nous donner ainsi la possibilité d'entrer et d'avancer, nous aussi, selon nos qualifications individuelles, dans les sentiers de la Connaissance. A présent, nous sommes obligés d'attendre le retour de l'Âge d'or.

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Gérard Heym  

(Traduit par Bernard Husson)

 

 

[1] Cfr. le passage suivant de l'ouvrage anonyme paru chez l'éditeur Cailleau on 1777 sous le titre Clef du Grand OEuvre ou Lettres du Sancelrien Tourangeau. Vertus de notre Elixir. Trois grains de la pierre au blanc, versées sur un verre d'eau de fontaine, la rendent sur le moment dure et transparente, comme est le véritable cristal.

 

[2] Geheime Figuren der Rosenkreuzer aus dem 16 ten und 17 ten Jahrhundert, in-folio paru en 1785 à Altona (Figures secrètes des Rose-Croix des seizième et dix-septième siècles). L'ouvrage a été réimprimé à Berlin en 1919.